La truelle.
Outil emblématique par excellence du maçon opératif que je suis.
Des truelles, il en existe des dizaines, voire des milliers, de toutes tailles, de toutes formes, et il y a autant de truelles différentes qu’il peut y avoir de frères différents en franc-maçonnerie ou dans cet atelier en particulier. Comme elles, aucun de nous n’est plus important qu’un autre, nous sommes tout simplement différents et ô combien complémentaires, mais nous l’oublions trop souvent. Mais pour bâtir un temple, combien en faudrait-il ? On va tâcher de les comptabiliser.
Pour bâtir un mur en briques pleines, il nous faut une truelle ronde, petite mais avec un acier épais, car il faut pouvoir trancher la brique d’un coup sec. Par contre pour finir l’ouvrage, il nous faut une toute petite truelle appelée « fer à joints ». Sans elle le travail est grossier, mais sans la truelle ronde le travail insensé. Quelle est la plus importante des deux ? Nous le voyons bien, aucune, car l’ouvrage a besoin des deux. Si l’on considère qu’il y a des milliers de briques différentes, imaginez le nombre de truelles. Pour de la pierre, allons-nous la choisir carrée avec un bout arrondi pour qu’elle puisse nettoyer le mortier entre les pierres ? Ou bien encore, en losange pour le marbre ? Dilemme, d’autant qu’il va nous en falloir d’autres, crantée pour le carrelage, rectangulaire pour le plâtre, très large pour la façade et j’en passe.
Tous les frères et sœurs sont aussi différents et nécessaires que le sont toutes ces truelles. Comme le vent qui ne peut être saisi mais maîtrisé, nous devons combattre nos passions, en étant attentifs et concentrés sur le chantier. Pourrait-on trouver une truelle universelle, capable à elle seule de réaliser tous les ouvrages ? Mais existe-t-elle ? Et existe-t-il un homme sur cette terre, qui soit capable de la manier, qui ait la compétence de tous les matériaux, de toutes les architectures et qui sur le chantier se suffise à lui-même. J’en doute, de plus il serait vraisemblablement très inintéressant, car il saurait tout et il n’aurait certainement pas besoin de nous. J’ai déjà rencontré ce genre d’homme qui, avec arrogance prétend pouvoir bâtir à lui seul des pyramides et qui en fin de compte ne bâtit que des cabanes aussi petites que l’étroitesse de son esprit. Heureusement que tous les hommes sont différents, car sinon à qui serviraient toutes ces truelles ?
D’autant qu’il nous faut aussi une truelle très spéciale et ce n’est certainement pas la plus facile à trouver. Une truelle à bout arrondi, très longue et qui est d’un acier très souple pour lisser. Une truelle qui a vécu, qui s’est polie par le travail et dont on a pris soin tout au long des années. Une truelle que l’on a graissée avec de l’huile d’olive, oui de l’huile d’olive pour qu’elle n’ait jamais à rouiller. Qui pourrait bien nous vendre une telle truelle ? Si elle était mienne, je ne m’en séparerais jamais, même pour tout l’or du monde.
Rendez-vous compte, une truelle que vous auriez acquise neuve quand vous étiez un jeune maçon avec un acier raide comme la justice et un manche en bois vert qui vous aurait donné des ampoules à chaque fois que vous l’auriez malmenée et qui, jour après jour avec le temps, serait devenue votre amie et qui se serait assouplie au point de faire de la musique quand vous l’utilisez comme un archer qui caresse les cordes d’un violon. Une truelle, dont le manche a pris la forme de votre main ou bien l’inverse, votre main s’est adaptée à elle, parce qu’elle est capricieuse, mais que malgré tout cela vous aimez bien. Cette truelle que vous pouvez reconnaître parmi des milliers, les yeux fermés, parce qu’elle est devenue le prolongement de votre main et que sans elle vous seriez infirmes.
Cette truelle, vous ne la vendriez certainement jamais, une telle truelle est un trésor. Vous la partageriez à la rigueur avec un ami, mais plus que tout, vous la donneriez en fin de vie à un apprenti, à qui vous auriez appris toutes les ficelles du métier, qui serait devenu compagnon à vos côtés, à qui vous auriez transmis l’amour d’un travail bien fait. Un apprenti quelconque peut acquérir une truelle dans n’importe quelle quincaillerie, mais s’il n’a pas le savoir-faire, cet outil restera aussi inerte qu’un galet dans une salle de réanimation. Un savoir qui n’a pas été transmis c’est comme si le plus beau des feux d’artifice restait dans un carton au fond d’un grenier.
À l’inverse de la truelle, qui elle, rapetisse au fur et à mesure que l’on utilise, ce qui fait sa durée de vie, nous au contraire, nous prenons la grosse tête au fur et à mesure que nous avançons. On devrait pourtant se rappeler qu’aussi érudit que l’on soit, on n’en reste pas moins l’idiot d’un autre. S’il est vrai que chacun d’entre nous ne peut être enseignant, car enseigner n’est pas inné, il n’en demeure pas moins vrai que les compagnons qui seront maîtres demain auront à former les apprentis selon l’exemple que nous leur donnons aujourd’hui, et que par mimétisme ils reproduiront ce qu’ils ont vu. La loge est ce que l’on en fait, comment la voulons-nous ? Il ne faut pas se tromper, si la franc-maçonnerie est spéculative, dans un atelier les outils sont là pour être utilisés et non contemplés comme dans un musée. Tous nos faits et gestes sont autant de clés qui ouvrent des portes, aussi bien sur des oasis que sur des déserts aussi brûlants que les mirages y sont réels.
Si la truelle a trois côtés comme le triangle, que le premier selon moi est la « compassion et l’acceptation », le deuxième « la transmission du savoir par l’éveil » que serait le troisième ? Eh bien après avoir étanché sa soif de connaissances, on pourrait peut-être étancher sa soif tout simplement. Il deviendrait alors « décapsuleur », car une bonne bière bien fraîche en plein été quand on a bien travaillé devient un élixir de convivialité. Ceci dit, une bière fraîche en plein été, le maçon averti l’ouvre avec n’importe quel outil, aussi bien avec une pioche, qu’avec un marteau ou bien avec une règle. Enfin selon moi, il est la face cachée, non encore élucidée, où chacun de nous peut loger sa propre vérité et la réinterpréter à volonté selon son degré de luminosité. Il nous rappelle ainsi que nous restons perfectibles par le travail.
Enfin, tout cela n’est qu’utopie ; je rêve debout, où est cet homme qui avec patience m’enseignerait ce qu’il sait ? Avec un tel homme, le temple serait vite achevé. Mais il me vient une idée ; si au lieu de vouloir acquérir toutes ces truelles, on les laissait à ces hommes et que ces hommes devenaient nos frères, nous ferions des économies et des continents entiers deviendraient alors notre caisse à outils, bigre, la Terre tout entière serait notre temple, il ne serait nul besoin de le bâtir il est déjà construit.
Mes frères, il faut que je vous dise, conservons les uns envers les autres la plus fraternelle amitié et travaillons sans relâche à réaliser la fraternité universelle, car nous sommes les bâtisseurs d’un nouveau monde.
J’ai dit. François LINDO-DIEZ Décembre 6004